Comment le designer donne le La ?
Mon objet d’attention est ce petit chef d'œuvre graphique, qui n’est autre qu’une partition.
Cette notation graphique fonctionne de la même manière que la notation musicale traditionnelle, mais utilise des symboles abstraits, des images et du texte pour transmettre un sens aux interprètes.
Les compositeurs ont toujours cherché des moyens de s'exprimer et, au XXe siècle, plusieurs d'entre eux comme John Cage, George Crumb ou Brian Eno ont commencé à utiliser cette approche graphique radicale pour écrire des partitions. C'était une sorte de pied de nez à l'establishment musical dominant. L'un des sommets de la notation graphique est celui de Cornelius Cardew, intitulé Treatise 1963-67. Ces 193 pages (ici en photo) de partitions très abstraites sont sans doute la plus grande partition musicale jamais conçue - à regarder défiler ici.
C’est un beau doigt d’honneur, si vous me permettez l’expression.
Dans le design, que je connais mieux, de nombreux designers cherchent à s’affranchir des normes et des conventions. Car comment créer du nouveau si on se laisse enfermer par la pensée et méthode conceptuelle de la Stanford d.school et autre doctrine du design ? Est-ce que cela a du sens de suivre les tendances, de faire un énième produit lisse et homogène ?
Ce regard critique sur le design thinking et le flux de belles images nous ont poussé, avec thomas, à créer Punktional, à la recherche des designers avec un certain esprit “punk” qui ont osé envoyer valser les conventions. Et je veux vous dire qu’en plus de 500 histoires, les objets les plus marquants sont rarement le fruit du hasard, d’une “méthodo” ou de la sacro-sainte sérendipité.
Morceaux choisis de compositeurs et de designers à forte-tête, qui ont créé à contre-courant.
Mathilde,
🍝 LE DIGEST
Designer à contre temps
ou comment la radicalité étend la portée du design
Temps de lecture : 12 minutes et 3 minutes en diagonale
Une portée, une clé en entrée qui donne le ton, un chiffrage de mesure suivi d’une altération éventuelle et un pp, mp, ff ou fff finissent de poser le cadre sur lequel les notes viennent se poser. Voici décrit sommairement les attributs d’une partition traditionnelle, l’ensemble des instructions pour quelqu’un qui lit et joue la musique.
Et pour peu que vous n’ayez plus pratiqué depuis la flûte à bec au collège, je vous ai peut-être perdus… Car même dans sa forme classique, lire une partition demande d’avoir quelques clés de lecture. Je me souviens d’ailleurs de ma prof de piano qui parlait de “déchiffrer une partition” avant de pouvoir prendre place derrière le clavier. Comme toutes documentations techniques (plan, spécifications techniques, etc.) finalement, elle demande de traduire en clair avant de parvenir à jouer.
De la partition à un art visuel libérant la création musicale
Pourquoi remplacer la portée et les notes par des couleurs et des formes abstraites incompréhensibles de prime abord ?
La réponse est une évidence : gagner en liberté !
Dès le début du XXe siècle, de nombreux musiciens estiment que la notation occidentale traditionnelle devient insuffisante pour exprimer leurs idées musicales. Ils choisissent de s'en libérer en passant par des partitions visuelles et créent de nouvelles œuvres aux timbres souvent étonnants.
Contrairement à la portée musicale traditionnelle à cinq lignes, structure rigide où chaque ligne et chaque espace représentent un élément sonore fixe et précis, la partition graphique donne plus de liberté pour interpréter une œuvre musicale, mais aussi pour la composer. La seule limitation semble être l’imaginaire du concepteur. La partition devient un objet plastique et visuel avec des formes, des couleurs, des textures.
Par exemple la partition Aria (1959) de John Cage est colorée et visuelle, construite avec de nombreuses lignes ondulées et dix couleurs différentes, chacune représentant une voix unique (dont notamment nasillarde, contralto, colorature lyrique et même bébé) et 16 carrés noirs indiquent des bruits vocaux non-musicaux, au choix de l’interprète.
Ces suites d’indications visuelles demandent de sortir du cadre jusque dans l’exécution, de déconstruire tout l’apprentissage reçu, de se libérer du carcan de la musique classique. Rompre avec la tradition n’est pas chose évidente, et les créateurs étaient vivement critiqués et marginalisés.
Et comment joue-t-on une image ?
Bien que très radicale, ses partitions visuelles ne sont pas que des œuvres d’art, loin de là !
A bien y regarder, on peut même trouver des signes qui parlent et donnent un début d'interprétation.
Par exemple, la page 138, de Treatise de Cornelius Cardew dont je vous parlais au tout début, reprend les indications dynamiques traditionnelles et les transforment en symboles graphiques alternatifs. Il entremêle et met en valeur le p (piano) signifiant calme et le f (forte) signifiant fort et puissant, dans un treillis complexe. Pour le reste, cela ressemble à des plans d'architecture : les cercles sont les formes dominantes, suivies par les carrés et les rectangles. Et si vous vous posez la question de l’instrument le plus approprié pour jouer des formes géométriques, voici la (non-) instruction du compositeur britannique : “Pour n'importe quel nombre de musiciens avec n'importe quel instrument, [et] peut être exécuté en entier ou en partie”.
Ces partitions visuelles traduisent également un nouvel agencement des rôles d’interprète et de compositeur. Les territoires de chacun sont plus perméables, une histoire de liberté toujours !
Étendre l’accès à la composition et à la création
La notation graphique est principalement le fruit de compositeurs et d’expérimentateurs chevronnés, mais elle permet également de remettre l’acte de composition et de création musicale dans les mains de musiciens inexpérimentés. C’est le cas de Brian Eno, qui ne se cache pas de n’avoir eu aucune formation académique mais de quand même composer et écrire de la musique.
En 1978, il produit son album phare Ambient 1: Music for Airports. Il conçoit alors un nouveau genre artistique de musique dite “ambiante”, créée à partir d’éléments graphiques, présents au dos de l’album, dans l’idée de communiquer visuellement une impression musicale sans pour autant servir comme partition concrète pour interpréter la musique.
En libérant l’acte de composition et de création musicale des règles de composition du passée, l’action musicale redevient une activité humaine sans limites et ouverte à tous. Le même phénomène de radicalité est observable en design.
Un design radical pour démocratiser le design et vivre bien mieux avec moins
“Nous avions rêvé de liberté tout en inventant le crédit immobilier sur trente ans”.
Ce constat, plutôt juste et plein de bon sens, est celui du designer américain Ken Isaacs, pionnier des micro-habitats au design plutôt radical.
Nous sommes dans les années 50, les Trente Glorieuses battent leur plein tout comme les maisons individuelles, les appareils électroménagers pimpants, le mobilier Knoll ou Herman Miller signés Eames, l'automobile ou les vastes surfaces commerciales… C’est l’American Way of life, baby !
Ken Isaacs grandit dans le Midwest dans les années 30 où il développe une sensibilité et un respect pour la terre, “notre premier foyer à tous”. Des valeurs de simplicité, de frugalité et d’autonomie l'habitent déjà. Il étudie le design à la célèbre Cranbrook Academy qui a accueilli avant lui de célèbres designers comme Ray et Charles Eames, Eero Saarinen ou encore Florence Knoll. Ils sont sortis diplômés une dizaine d’années avant Isaacs mais leur influence dans le champ du design est énorme. Ces designers collaborent avec des fabricants comme Herman Miller pour mettre sur le marché du mobilier moderne aussi fonctionnel que beau.
Dans un contexte marqué par les changements sociaux et culturels des États-Unis d’après-guerre et influencé par les mouvements de contre-culture prônant l’auto-construction et le nomadisme, Isaacs développe une pensée et des objets à contre-courant de l’industrie du mobilier. Il façonne ainsi son concept de Living Structures.
Une esthétique fonctionnaliste…
A première vue, cette structure ressemble formellement et esthétiquement aux rangements modulables de George Nelson, concept repris par Charles & Ray Eames et édité par Herman Miller - éditeur qui rejette d’ailleurs la proposition des Living structures.
Elles vont à l’encontre du design mobilier moderniste dont Isaacs estimait les idées tout en considérant que leurs productions étaient simplement une sorte de “nettoyage visuel des artefacts existants”. Pas assez radical pour notre pionnier et visionnaire !
Ces objets comme l’étagère Storage Unit de Ray & Charles Eames sont faits pour la classe moyenne florissante ayant émergée après la seconde guerre mondiale et dont les revenus supplémentaires donnent accès à beaucoup de biens de consommations…qu’il faut ensuite ranger pour éviter le désordre.
… qui cache un concept modulable et appropriable à l’infini
Les Living Structures sont basés sur une matrice, une grille tridimensionnelle qui constitue le fondement des projets. Ce sont des micro-habitats compacts qui intègrent à la fois les fonctions d’habitation et de mobilier. Modulable et adaptable, chaque élément est conçu pour être interchangeable, offrant ainsi aux occupants la possibilité de personnaliser leur espace de vie en fonction de leurs besoins et de leur imagination. Il décline le procédé à l’échelle d’une maison.
Dans l’ouvrage How to Build your Own Living Structures, publié en 1974, Isaacs met à disposition des modes d’emploi visant à construire et adapter ses créations. Avec cette approche DIY, il dépasse ainsi le simple cadre de l’architecture ; ses micro-habitats incarnent une philosophie de production créative et une sensibilité écologique.
Faire radical implique souvent d’être marginalisé et contesté par ses pairs. Alors comme l'étaient les compositeurs des années 60, Ken Isaacs est resté longtemps méconnu. Ce n'est qu'aujourd’hui que nous redécouvrons son travail, à une époque où on questionne notre rapport aux objets et à l’habitat, à une production plus raisonnable. Il nous rappelle que l’architecture peut être bien plus qu’une simple construction. Elle peut être une source d’inspiration, d’innovation et de connexion avec notre environnement. Les Living Structures proposent une nouvelle façon de vivre et de construire, mais sont aussi une piste de réflexion face aux défis climatiques à relever et à la pression immobilière dans certaines mégalopoles. Ken Isaacs est loin d’être le seul designer radical. Chaque nouveau courant, mouvement prend racine en opposition avec le schéma en place : le Bauhaus, le mouvement Memphis, le groupe Superstudio, etc.
Alors est-ce que trublions, penseurs et concepteurs perchés ont finalement réussi à imposer leurs nouveaux outils façons de penser ? Sans doute pas totalement… Mais ils ont assurément fait bouger les lignes. Et parce qu’ils s’autorisaient à créer hors de leurs périmètres que leur influences et leurs héritages s’étend au delà des créations qui portent leur noms. Brian Eno n’a jamais eu de succès musical via les créations portant son nom. En revanche, il a produit et donc apporté sa touche à une quantité d'artistes et d'albums inégalables (David Bowie, Talking Heads, U2, etc.) et influencé indirectement toute la musique pop-électronique depuis les années 1980.
Côté design, Ettore Sottsass et toute la bande de designers italiens ont finalement produit des œuvres qui ornent presqu’uniquement les galeries et les musées mais ils ont permis de sortir du pur fonctionnalisme. Quant à Isaacs si on parle de lui aujourd’hui c’est bien pour sa vision écologique de la construction et d’appréhender l’espace.
En bref
Si la musique est un art sonore, certains compositeurs choisissent pourtant de s'exprimer à travers un langage visuel. En rupture avec le système conventionnel, la partition graphique donne plus de liberté pour composer et interpréter une œuvre musicale.
Créer à contre-courant, en faisant fi des conventions et des tendances s’observe aussi dans le champ du design. Les mouvements comme le Bauhaus ou Memphis prennent racine en réaction à l’époque.
Le designer américain Ken Isaacs imagine des Living Structures qui vont à l’encontre des conventions architecturales en matière de logement. Modulables et accessibles, ses projets apportent des solutions aux défis spatiaux et environnementaux.
Pour aller plus loin
Lire l’histoire complète des partitions graphiques. Et si le sujet vous passionne, focus sur la création de Cornelius Cardew, Treatise dans cet article.
Plonger dans l’histoire de Letraset, ces planches de lettres en décalcomanie, qui ont servi à créer la partition de Treatise et biens d’autres créations visuelles punk !
Regarder l’Aria de John Page, chantée par son interprète de prédilection Cathy Berberian. Cette partition animée a tout d’un petit film d’animation !
Construire une Living Structure en s’appuyant sur le manuel d’instructions de Ken Isaacs.
S’immerger dans la matrice, aka l’approche de Ken Isaacs que raconte Susan Snodgrass dans ce court ouvrage très bien documenté et synthétique.
# ALÉATOIRE
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