Designer ou ingénieur : qui a les plus beaux outils ?
Mon objet d’attention est ce gabarit sur lequel les tubes sont posés avant d’être soudés. Un outil sur mesure, qui facilite la fabrication du vélo Pelican de mon binôme punk Thomas.
Je suis fascinée par l’esthétique de ces moules, ces gabarits et autres outils qui aident à la conception ou à la réalisation d’objets, surtout parce qu’ils permettent de comprendre comment ils sont fabriqués. C’est comme découvrir les artifices dont use le magicien pour réaliser ses tours.
Derrière ces outils, il y a toute l’ingéniosité d’un artisan ou d’un ingénieur qui a remué ses méninges pour les mettre au point. Pendant ce temps là, les créateurs sont absorbés par leur brainstorming, aka remue-méninge, imaginant des concepts innovants, des formes folles (= compliqués à réaliser et nécessitant de nombreux outils, méthodes et tests pour se faire).
Donc les designers ne créent pas d’outils - et, par raccourci, sont décorrélés de la fabrication ?
Je suis volontairement caricaturale ; ce serait trop simple et peu efficace de mettre chacun dans une case ou en opposition ! La preuve en est avec Ray et Charles Eames, le plus populaire des duos de designers, inlassables chercheurs, qui ont cassé les codes et des moules.
Je vous embarque dans leur chambre-atelier ; là où ils ont inventé l’outil de leurs recherches, un incroyable prototype pour fabriquer en série leur assise aux courbes complexes.
🍝 LE DIGEST
L’outil est design
“Le problème de la conception de quoi que ce soit est en un sens le problème de la conception de son outil”, écrivaient les Eames en 1953. Si on suit leur raisonnement, pour fabriquer une chaise en contreplaqué moulé, la clé est donc d’inventer les outils pour créer l’outil.
“Ala Kazam ! – comme par magie.” Cette incantation du sorcier alakazam donne son nom à leur machine car elle pouvait plier du contreplaqué “comme par magie”. Rien n'était plus faux.
Concevoir un outil pour fabriquer
Au début des années 1940, les designers américains Ray et Charles Eames travaillent sans relâche pour trouver un moyen de mouler du contreplaqué en trois dimensions afin de produire des chaises aux formes organiques. Ils sont influencés par des designers européens comme Alvar Aalto et Marcel Breuer, qui ont démontré avec succès la capacité du contreplaqué à se plier en deux dimensions. Les Eames cherchent à pousser ce matériau vers une autre dimension pour toujours mieux épouser le corps humain, leur marotte à l’époque.
Ce procédé de moulage de contreplaqué en série n’est alors qu’à ses balbutiements, et leur projet d’Organic Chair est réduit à néant en raison de la priorité de guerre ; plus de caoutchouc, plus de contreplaqué. Plutôt que de rester les bras ballants, le jeune couple de designers installe un atelier dans la chambre d'amis de leur maison de Los Angeles. Leur plus grande préoccupation est de développer la capacité d'appliquer une pression sur le contreplaqué sans le casser. Tels des ingénieurs ou artisans ils mettent au point ce nouveau procédé pour incarner leurs visions et leurs dessins.
Après plusieurs échecs, ils créent enfin un appareil artisanal pour cintrer le bois en trois dimensions : la machine Kazam!.
C’est une sorte de four de séchage fabriqué à partir de chutes de bois et de pièces détachées de vélo. Composée d'un moule en plâtre incurvé articulé et boulonné, Kazam! leur permet de créer leur propre contreplaqué moulé : un sandwich collé composé de plusieurs couches de placage, qui est ensuite poussé contre le moule en plâtre par une membrane qui, à son tour, est gonflée manuellement par une pompe à vélo. Une scie à main permet la découpe finale avant de poncer les bords à la main et les rendre lisses., Après moultes essais et mises au point, les Eames réussissent à créer la chaise en contreplaqué LCW (Lounge Chair Wood) faite de coques tout en courbes.
Pour passer de leurs esquisses de chaises, sculptures ou éléphant aux formes complexes à un vrai produit, ils ont donc conçu les outils : cette machine Kazam! qui fait fantasmer la plupart des designers. Elle entretient ce mythe de designers qui maîtrisent toute la chaîne de la conception à la fabrication, et donnent vie coûte que coûte à leur dessin. Je crois surtout qu’en s’appliquant à mettre au point la technique de moulage 3D qui leur a donné bien du fil à retordre, les Eames ont fait évoluer leurs formes initiales, comme tout projet de design, en somme.
Dans les faits, la conception d’outils est le domaine des ingénieurs méthodes qui mettent au point un process de fabrication, de manière répétable et répondant aux exigences coûts-qualité-délais. Plus communément, les designers collaborent avec des fabricants qui maîtrisent leurs process et les matériaux. Nous avons pu le découvrir et vous le partager avec le projet d’assise en contreplaqué pour La Chaise Française du designer Guillaume Delvigne. Ce dernier s’est appuyé sur le savoir-faire du fabricant, allant jusqu’à utiliser un moule existant dans lequel il est venu dessiner la forme spécifique de l’assise.
Dessiner, maquetter, le designer n’est pas en reste pour donner vie rapidement à ses idées et il a lui aussi ses outils de prédilection.
Avant de fabriquer, le “monstre” pour visualiser
La maquette est l’outil de travail du designer ; c’est loin d’être le seul mais il reste très courant - et étrangement alors qu’on pourrait croire que le numérique éloigne de la matière, des outils comme l’impression 3D engendrent un retour à une certaine matérialité.
Ainsi, le designer a souvent recours à des maquettes échelle réduite pour visualiser une forme en volume ou des prototypes plus fonctionnels pour valider un scénario d’usage. C’est ce que certains appellent des prototypes monstres : ils ne ressemblent pas à grand-chose mais l’étape est indispensable pour avancer dans la conception.
La preuve avec ses maquettes bricolées de vélo du designer Konstantin Grcic.
Elles doivent faire grincer plus d’un ingénieur mais permettent de matérialiser le concept avant que la technique et d’appliquer les fondamentaux qui feront de cette idée un bon vélo. Plusieurs itérations sont réalisées pour optimiser la performance, les matériaux, les coûts. Ingénieurs et designers n’ont pas les mêmes outils car ils n’ont pas les mêmes objectifs. Le designer cherche à valider une forme, un concept et son outil principal est la maquette, cette version échelle réduite et/ou bricolé du produit final.
Autre exemple : le studio suisse BIG-GAME a réalisé plusieurs maquettes non pas pour valider la forme mais le confort de son fauteuil à base de tube rembourré, édité par Moustache. Loin de toute considération formelle ou esthétique, ils affinent avec ses prototypes monstres les courbes pour maximiser le confort et la position. Ces maquettes ont la dimension d’outil, au même titre que la Kazam! pour les Eames. La finalité est la même : donner forme à leurs idées.
Peu importe le flacon, pourvu qu’on est l’ivresse. Les artifices sont nombreux et propres à chaque designer pour que la magie opère et que l’objet final prenne forme…
Mais un point est clé : le passage du design à l'ingénierie, de la création à la conception et l’industrialisation.
Un saut dans la réalité qui n’est pas toujours facile : lorsque les dessins se matérialisent, le designer perd le contrôle et doit accepter que les itérations transforment le dessin initial et c’est là que le design se fait. Il n’est pas toujours évident de revenir sur un design disruptif, encore plus sous le joug d’ingénieurs qui modélisent, optimisent et permettent de donner vie au produit final.
C’est le point de vue de Antoine Taillefer dans ce post linkedin au sujet de la faillite de la start-up de vélo électrique Angell fondée par Marc Simoncini.
La facture du rappel de tous les premiers modèles, suite à la détection d’une casse du cadre, représente un coût insurmontable. Il attribue l’échec au design irréalisable dû à une méconnaissance profonde de tous les principes fondamentaux de fabrication d’un vélo. Son designer, Ora-ïto, s’est obstiné à rester fidèle à son esquisse, aussi peu réaliste soit-elle. “Il n’a pas voulu s'écarter d'un iota de son design originel sous prétexte qu'un design ne puisse être perverti par des ingénieurs qui cherchent à faire leur travail de rendre viable et fiable une idée posée sur le papier.”
Qu’on soit ingénieur, designers ou architectes, moules, gabarits, imprimante 3D, maquettes ou “monstres” sont autant d’outils complémentaires pour donner forme au produit final. Et vous, quel est l’outil qui vous affectionnez particulièrement et indispensable pour un beau et bon design ?
En bref
“Le problème de la conception de quoi que ce soit est en un sens le problème de la conception de son outil” dixit Ray et Charles Eames qui fabrique la machine Kazam! pour mouler du contreplaqué et donner former à leurs assises aux formes complexes.
Plus communément, ce sont les ingénieurs qui mettent aux points les procédés et techniques.
La maquette est une des outils de travail principal du designer pour visualiser une idée, tester les usages, valider un concept afin de se lancer dans une conception plus fine et l’industrialisation.
Pour aller plus loin
La machine Kazam! sous toutes les coutures et les détails de sa mise au point - jusqu’à l’électrocution de Charles ! et encore plus d’anecdotes ici.
Une anecdote : la vraie première chaise en contreplaqué moulé en trois dimensions des Eames, c’est elle et on la surnommait “Potato Chip”. Pourquoi ? Réponse dans l’article.
Les dessous de la fabrication des sculptures de Ray Eames où on apprend que même avec l'avantage d'un scan 3D de l’originale, la nouvelle édition reste techniquement difficile à produire.
Les coulisses de la fabrication de chaise en contreplaqué moulé : on avait visité l’an dernier la Manufacture de la Chaise Française.
Une autre histoire de fabrication d’outils, plus contemporaine : Maximum met au point des outils, en détournent d’autres pour que leurs chaises upcyclées voient le jour. Notre reportage dans leur atelier.
Les monstres roulants du designer allemand Konstantin Grcic, à découvrir en images.
La saga du vélo Angell des débuts prometteurs (un serial entrepreneur à succès, un designer star, une fabrication française par le roi de la cocotte, SEB) au clap de fin.
Des outils de designers : tour Gallic et fraiseuse Viking par Roger Tallon qu’on vous raconte en story.
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