Est-ce que ménagère et design font bon ménage ?
Mon objet d’attention est ce frigo Smeg, vu chez une influenceuse déco alors qu’elle s’en séparait.
Avec sa carlingue aux formes arrondies et sa poignée chromée, il est aussi photogénique qu’identifiable au premier coup d'œil. C’est une vraie pièce déco pour cuisine ouverte, loin de l’image du produit électroménager blanc ou gris qu’on cache derrière une façade. Comme tout produit dicté par la mode, on s’en lasse et l’on veut changer, même s’il fonctionne encore… Une forme d’obsolescence programmée !
Il me vient en tête un des dix principes de Dieter Rams, designer allemand à la tête de Braun pendant 40 années : “Un bon design est durable. Il évite les effets de mode et ne paraît jamais dépassé.. Contrairement à la conception soumise aux tendances, il perdure de nombreuses années — même dans la société du gaspillage d’aujourd’hui.”
Ce digest prend la forme d’un match : Dieter Rams vs. la ménagère.
🍝 LE DIGEST
Dieter Rams vs. la ménagère
Temps de lecture : 10 minutes et 2 minutes à vol d’oiseau
“Regardons ce qui se passe dans une maison : la ménagère veut avoir un aspirateur, un réfrigérateur, une machine à laver et même, si possible, une automobile. Ça, c’est le mouvement, déclarait le Général de Gaulle. Et en même temps, elle ne veut pas que son mari aille bambocher de toutes parts, que les garçons mettent les pieds sur la table et que les filles ne rentrent pas la nuit. Ça, c’est l’ordre ! La ménagère veut le progrès, mais elle ne veut pas la pagaille.”
La ménagère est courtisée de toutes parts : elle est la cible privilégiée des publicitaires et du marketing, et même du Général de Gaulle qui ose l’utiliser comme métaphore du gaullisme. Cette figure de “ménagère de moins de 50 ans” est créée en 1989 par les annonceurs et Médiamétrie, mais le concept apparaît, lui, dès les années 50, alors que le salon des Arts ménagers fait sensation, attirant autant que celui de l’automobile, autre symbole de progrès. Et histoire que les femmes aient leur salon elles aussi ?
De la ménagère raisonnable…
La machine à laver nec plus ultra, l’électrobonne, aka la servante électrique à 20 centimes de l’heure, le Triplex soit une cireuse-balai-laveur ou encore le robot qui ne rate jamais la mayonnaise jusqu’au sensationnel “plateau volant” sur lequel on cuit des oeufs.
De quoi faire tourner les têtes et rêver les ménagères ! Elles ne peuvent qu’être séduites par ce spectacle d’objets qui promettent d’alléger les corvées de vaisselle ou de lessive qui incombent aux femmes, et de préparer de bons petits plats en un tour de mai
Les appareils ménagers, fruits de la fée électricité et des avancées techniques issues de la guerre, sont les nouvelles stars. Le salon des Arts ménagers se tient tous les ans sous la nef du Grand Palais jusque dans les années 60 et attire jusqu’à 1 million de personnes. Avec le retour à la prospérité, le visiteur devient acheteur : le rêve devant les objets inaccessibles au début du siècle cède la place à la consommation qui se démocratise. Les intérieurs sont d’ailleurs repensés pour accueillir ces objets et correspondent aux nouveaux modes de vie.
Finie la cuisine au bout du couloir et la salle à manger de l’autre côté. Voici la pièce à vivre, avec une banquette, mais aussi une table pour prendre les repas. La cuisine devient un laboratoire rutilant : on économise ses pas pour faire bouillir l’eau, on coupe les légumes à la bonne hauteur grâce à des tiroirs-tablettes, et on stocke les denrées alimentaires dans des armoires tournantes, visibles d’un coup d’œil. Alors la ménagère raisonnable, qui évaluait ses besoins et planifiait ses achats, se laisse séduire par des objets toujours plus sensationnels. Il faut dire que la promesse est alléchante. La marque française Moulinex, créée en 1937, entend “libérer la femme” de la cuisine en multipliant les ustensiles électroménagers.
Le fondateur Jean Mantelet et son bureau d'études mettent au point en moyenne trois nouveaux produits par an, comme le Legumex, appareil à manivelle pour éplucher les pommes de terre, le Robot-Charlotte, en hommage au prénom de l’une des secrétaires ou encore le Robot-Marie, appelé ainsi parce que la cuisinière de Jean Mantelet se prénommait Marie. Suivront l'aspirateur (1961), la centrifugeuse (1963), la rôtissoire, la yaourtière, la cafetière électrique (1971), le presse-agrumes, l'ouvre-boîtes électrique, le couteau électrique, etc.
Même stratégie chez SEB qui ne se contente pas de produire la fameuse cocotte minute, mais imagine toutes sortes de gadgets allant du batteur pour mayonnaise au grill-minute avec plaque interchangeable. Le petit électroménager à usage facile et à des prix accessibles se répand très vite.
…à des formes et couleurs à consommer
Pour se renouveler (et continuer de vendre) au cours des années 60 et 70, SEB adopte les couleurs dans l’air du temps : le rouge, le jaune et le marron. Les fabricants rivalisent également de technologie et d’innovation pour que les tâches s’accomplissent d’elles-mêmes. Par exemple le Grille-Tout-Pain de SEB en 1973 s’invite à table et ne nécessite aucune intervention de l’utilisateur grâce à son thermostat réglable et système d’éjection automatique. Les designers Savinel & Rozé remettent le couvert avec une yaourtière électrique, tout aussi désirable : elle est dotée d’une fonction d’arrêt automatique. Après une heure de chauffe, la température favorable à la fermentation du lait est atteinte, le voyant lumineux s’éteint et cinq à six heures plus tard, les yaourts sont prêts. Lignes courbes et couleurs pop incarnent l’esprit de l’époque. Si l’objectif de conception reste toujours l’optimisation des tâches en cuisine, il y a aussi l’idée de créer l’achat plaisir ou coup de cœur. L’attrait pour la nouveauté prend le dessus sur le besoin réel d’acquérir un nouveau produit.
Cette approche n’est pas la seule voie possible. Dans les années 60-70, le designer Dieter Rams va proposer de faire le chemin inverse lorsqu’il arrive chez Braun, fabricant allemand de petits électroménagers.
La voix/voie de la raison et de la rigueur
Alors jeune designer lorsqu’il rejoint l’équipe de conception de produits de Braun en 1955, Dieter Rams adopte une approche très rationnelle et raisonnée dans la conception d’objets. Cela passe par exemple par la suppression de toutes les options et les détails qui sont superflus à l’utilisation de l’objet, réutiliser au maximum les mêmes éléments et composants, lutter contre l'obsolescence programmée et la surproduction en produisant moins mais avec une meilleure exécution. À contre-courant, il se revendique plus proche du “Gestalt-ingénieur”, terme allemand pour signifier un ingénieur créatif, que du designer artiste qui agit '“selon son goût et l'esthétique, ne fait qu'habiller les produits avec un vêtement de dernière minute.”
Par exemple, l’utilisation de la couleur chez Rams relève de l’usage : chaque couleur est dédiée à une fonction et attribuée en fonction du niveau d’attention ou d’importance ; la calculatrice ET 66 control est un très bon exemple : le bouton égal jaune saute aux yeux alors que ceux des opérations arithmétiques sont marrons, se distinguant juste ce qu’il faut du fond noir.
A l’opposé, SEB ou Moulinex misent sur des appareils aux coques intégralement colorées pour égayer la cuisine et la table.
En 1977, Rams décrivait ainsi son approche du design : “Tout d'abord, nous nous sommes efforcés (et continuons de le faire) d'avoir un regard neuf, de mieux comprendre de quel type d'appareils les gens ont réellement besoin, et à quoi ils devraient ressembler. Et nous nous sommes constamment posé la question, à nous-même et à d’autres : est-ce que ça doit vraiment être comme ça ?” Les améliorations techniques ne justifient pas automatiquement une nouvelle conception, ce qui explique l'extraordinaire longévité de nombreux appareils Braun. Cette approche contraste fortement avec la pratique commerciale courante qui consiste à introduire sur le marché une technologie ancienne ou à peine améliorée, en la présentant sous un nouvel aspect afin de provoquer la consommation.
Une approche qui porte ses fruits comme le démontre Dieter Rams : “Le robot culinaire KM3 est fabriqué sous dans une forme presque inchangée depuis des décennies. Le presse-agrumes que j'ai conçu avec Jürgen Greubel est toujours fabriqué par De’Longhi aujourd'hui et fête cette année son 50e anniversaire.”
Le résultat souvent qualifié de minimaliste, tant dans les formes que dans la gamme colorée peut sembler austère et l’approche de conception très rigide. Cependant, lorsqu’on se retrouve exposé aux produits dans la globalité et qu’on écoute le discours, on comprend la vision que porte Dieter Rams : un design durable qui s’incarne dans des des objets à l’opposé de la tendance et moins demandeur d’attention car pas tape-à-l’oeil.
Son 90e anniversaire est l’occasion de rappeler qu’un bon design est durable, et qu’en plus du profit et de la croissance, les entreprises doivent s’interroger sur la pertinence de leurs produits : “Nous devons nous concentrer sur moins de choses, mais plus spécifiquement sur des choses plus utilisables, plus utiles, plus respectueuses de l'environnement, plus universelles et en même temps plus fascinantes. C’est à mon avis la clé si nous voulons transformer une consommation inconsidérée en une consommation responsable. L’attrait doit se rapporter à de nouveaux concepts et fonctionnalités convaincants, et non à l’apparence esthétique d’un design destiné à inciter à l’achat de manière superflue.”
Et aujourd’hui, l’électroménager est-il plus raisonnable ou voit-il toujours rouge, même en étant plus green ?
“Grâce à l'œuvre de Chantal Thomass, nous avons vu des clients sourire à la vue d'un lave-linge ! Ce qui nous a amenés à nous interroger : pourrait-il y avoir des achats coups de coeur dans le gros électroménager aussi ?” dixit la responsable communication du groupe Fagor-Brandt.
Même son de cloche chez Whirlpool “Nous avons lancé récemment un four à micro-ondes aux courbes avantageuses en rouge cerise. Son succès immédiat nous a poussés à inventer de nouvelles collections chaque saison, comme dans la mode."
Je n’ai pas eu à chercher bien loin pour voir que le marketing l’emporte encore et toujours sur un design durable et plus responsable… La durée de vie d’un produit est trop souvent une histoire de style, et je rêve à un juste milieu entre le démodable frigo Smeg et l’Increvable, ce lave-linge phare de l’électroménager durable et réparable quasi indéfiniment.
Car à quoi bon faire du réparable à l’infini, si on en a marre avant l’infini ?
En bref
C’est dans les années 50, quand la consommation de masse s’impose, que l’on a inventé la “ménagère de moins de 50 ans”. C’est une cible marketing pour les publicitaires, qui désigne la femme responsable des achats du foyer, ou la maîtresse de maison.
Les marques se lancent alors dans une course à la nouveauté, à des gammes de produits sans cesse renouvelées. Ceci est particulièrement frappant dans l’électroménager.
La voix et l’approche du designer allemand Dieter Rams pour Braun dénote : un bon design est durable et fait partie intégrante de la conception d’un produit.
Pour aller plus loin
Les archives de l’INA pour une visite du Salon des Arts ménagers : ses nouveautés dont le thermostat et le jerrican à charbon et son plateau volant singé par deux humoristes.
L’entretien de Hans Ulrich Obrist avec Dieter Rams qui révèlent sa secret sauce que “les épiphanies n’arrivent qu’occasionnellement”. A lire sur le site de sa fondation.
L’approche de Dieter Rams racontée à la sauce Punktional : un tube indémodable et très carré, un cercueil de Blanche-Neige, une étagère pour aligner tous les produits.
Une publicité datant de 1961 de Moulinex décortiquée par le menu : le slogan, le nom du robot féminin. L’histoire du robot-Charlotte et la collection Masterchefs racontée ici.
Une interview vidéo récente de Yves Savinel et Gilles Rozé, designers industriels et associés au sein de leur propre agence Savinel & Rozé, qui a conçu pour le groupe SEB. A retrouver sur le blog de NoDesign.
L’histoire du lave-linge L’Increvable née en 2014 avec une vision diamétralement opposée de l’électroménager : plus durable car plus facilement réparable.
# ALÉATOIRE
Sélection maison de choses vues, lues et entendues
🌈 “Les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas.” Michel Pastoureau va vous prouver le contraire ! Une démonstration à écouter dans le podcast le “Goût de M”.
📸 Appareil high-tech durable. Le dernier appareil photo Sigma annonce la couleur : un monocoque taillé dans un seul bloc d'aluminium au cours de sept heures. D’une simplicité radicale, il aurait pu être dessinée par Dieter Rams…Manque peut-être la touche de couleur pour le déclencheur ?
🙏 BONUS Mea culpa. Lorsque j’ose un jeu de mot (trop facile) dans le titre ou le digest, je ne peux m’empêcher d’avoir une pensée pour Davis Castello-Lopez : Faut-il faire des jeux de mots ?