👀 Le design se joue-t-il en équipe ?
Mon objet d’attention est cette table très longue qui traverse le Potager du Roi, à Versailles. Support de l’exposition en plein air “Nous… le climat”, elle est dressée pour nous faire mieux comprendre l’environnement et notre impact et avec des projets d’aménagement qui font rêver. J’y vois une invitation pour les concepteurs, élus, citoyens, scientifiques, jardiniers à venir tailler le bout de gras et faire émerger des solutions concrètes.
Le climat comme les grands projets est un “combat collectif” et cette table de banquet donne forme à cette intention des commissaires. C’est la table de l’architecte, du décideur politique, la table du débat, du dialogue, une table de projet.
La semaine dernière, j’ai donc fait l’école buissonnière (= esquivé Vivatech et sa promesse de “tech innovante”) pour la Biennale d’architecture et du paysage à Versailles. Cette escapade m’avait été soufflée par Anthony Lebossé du studio 5•5, qui signe d’ailleurs cette scénographie autour d’une table jaune.
Faire ensemble, jouer collectif pour construire un avenir durable. Voilà de quoi s'enthousiasmer alors que le climat est plutôt morose et que l’époque incite à l'initiative individuelle. Le designer se fait icône pour pointer en bonne position dans le classement AD100, collectible et bankable pour s’exposer au Grand Palais ou à Monoprix.
Si je me passionnais pour le football, mon objet d’attention pour parler de collectif aurait pu être l’équipe du PSG victorieuse en ligue des champions. Ou comment passer d’un empilement de stars à un collectif soudé. Le sacre d’une équipe qui n’empêche pas les individus de se démarquer.
Comme le groupe Memphis : comment Ettore Sottsass, aussi charismatique que mégalo et provocateur, a fait prendre la mayonnaise le collectif ? Une joyeuse bande de créateurs venus d’Italie, de France, du Japon ou des Etats-Unis avec leurs propres langages graphique, sculptural ou symbolique a défini un nouveau vocabulaire.. à tel point que Memphis est devenu un style !
Mathilde
🍝 LE DIGEST
Memphis, designer collectif
Sur la chaîne hi-fi, un titre revient en boucle : Stuck Inside of Mobile with the Memphis Blues Again de Bob Dylan. Ce soir de décembre 1980, un groupe de jeunes designers et architectes envahit le séjour de l’appartement d’Ettore Sottsass et de sa compagne Barbara Radice, via Galdino à Milan.
Memphis. Ce mot ahané par Dylan à la fin de chaque couplet devient le nom de baptême de la joyeuse bande, en rébellion contre le modernisme. En revendiquant une vision collaborative, anti-establishment et expérimentale du design, loin des approches individuelles ou industrielles dominantes, ils vont bouleverser les conventions du design de la fin du XXe siècle.
Un collectif en rupture
L’architecte et designer Ettore Sottsass, alors âgé de 63 ans et une carrière derrière lui, a rassemblé de jeunes talents d’horizons géographiques et créatifs bien différents : Aldo Cibic, Matteo Thun, Marco Zanini, Martine Bedin et Michele de Lucchi. Il les considère assez ouverts d’esprit pour épouser rapidement son projet radical, car il veut sortir la première collection dès le prochain salon du meuble, qui se tiendra en septembre 1981.
Le design est alors dominé par le fonctionnalisme, le Style International, le Less is more et le bon goût moderniste. Lui propose de rejeter cette austérité et d’adopter une approche joyeuse, provocante et libérée des dogmes formels.


Il va ainsi créer un espace d’émulation, sans brider la liberté. Car il veut que les créateurs ne cherchent pas l’uniformité, comme avait pu l’imposer le fondateur et premier directeur du Bauhaus, Walter Gropius. Au contraire, leur travail repose sur la diversité des styles, des matériaux et des références culturelles. Ils empruntent aussi bien au kitsch qu’à l’art déco ou à la culture pop. Cette pluralité est possible parce que Memphis est un collectif où chacun apporte sa sensibilité.
L’intelligence collective (et une joyeuse camaraderie) comme process de création
Ce qui distingue Memphis, c’est l'énergie collective, l’expérimentation libre et une camaraderie créative autour d’un projet radicalement nouveau. Comme l’exprime Sottsass : “Nous étions un groupe de jeunes architectes et designers qui voulaient tout simplement s’amuser. Nous n’étions pas là pour faire carrière ou pour obéir aux règles du bon goût. Nous voulions explorer, provoquer, chercher ce que personne ne cherchait.”
Bien que Sottsass soit le fondateur, chaque designer est libre d’exprimer ses idées. Leurs réunions sont des lieux de débat, d’expérimentation, souvent autour de la musique et d’un esprit anti-institutionnel. La cohorte de jeunes talents dessine la journée puis se réunit le soir pour choisir les projets qui seront fabriqués et les évolutions à y apporter.
Nathalie Du Pasquier, alors jeune artiste autodidacte, a intégré Memphis comme designer textile. Elle a proposé des motifs inspirés de la peinture naïve, du primitivisme ou des motifs africains. Ces motifs ont ensuite été repris sur des meubles dessinés par d’autres membres, comme Michele De Lucchi ou George Sowden.
La lampe Tahiti signée par Sottsass combine des formes géométriques qui évoquent à la fois l’art africain et les jouets d’enfants. Elle a été conçue avec la participation d’autres membres pour la partie graphique (motifs) et les composants techniques. L'objet est le résultat d’un dialogue entre styles et expertises, et pas d’un style imposé, si ce n’est la rupture avec les conventions modernistes.
L’esthétique naît du débat. Les objets expriment des tensions internes : entre sérieux et ironie, entre l’art et l’objet utilitaire. Ces tensions sont le fruit de discussions, de désaccords, de tentatives de conciliation entre les visions de chacun. Par exemple, la table Tartar reflète un goût postmoderne pour le pastiche et la citation. Son esthétique presque absurde a été nourrie par les échanges avec les autres membres, chacun y voyant des références différentes (le Bauhaus, le surréalisme, le design vernaculaire), ce qui a enrichi l’objet au lieu de l’unifier. “Un esprit curieux crée constamment de nouveaux extrêmes de langage, alternative au fonctionnalisme dénué d'imagination.” explique l’architecte Matteo Thun.
Peu à peu émerge ce qui deviendra la première collection Memphis. 55 objets prennent place dans une exposition qui se veut manifeste, hors les murs du Salon du Meuble de Milan en 1981.
Une intention qui dépasse le projet manifeste : remettre l’industrie au service du design
Dès le départ, Ettore Sottsass a un autre objectif en tête qui dépasse la simple exposition. Il est convaincu que pour dépasser le simple projet manifeste et vraiment faire bouger les lignes du design. En tant que designer, il s'est toujours senti exploité et limité par l'appareil de production. Pourtant, et c'est certainement une idée qui influença Memphis, il pense que c'est de l'intérieur du système que l'on peut intervenir sur l'élaboration des objets et ainsi influencer la conception. Ils tirent ainsi les leçons de groupes radicaux précédents comme Alchimia, restés à l’état d’idées ou de projets. Cela signifie qu’il doit éditer et produire les objets en série. Avec Memphis, sa vision utopique est de “remettre l’industrie au service du design” il associe donc l'éditeur Ernesto Gismondi créateur d’Artémide, l’ébéniste, Renzo Brugola et plus tard Abet, un spécialiste des surfaces laminées avec lequel il travaille déjà, de s’occuper des panneaux ornés des fameux motifs Memphis.
Memphis a donc essayé d'établir une relation spéciale avec l'industrie, la faisant jouer un rôle différent. Andrea Branzi allait jusqu'à déclarer : “Avec Memphis nous avons trouvé un mode d'organisation et de production qui nous a permis de briser le rapport habituel entre design et industrie et de mettre l'industrie au service des designers, au lieu d'être nous-mêmes au service de l'industrie” Le groupe a donc utilisé ces moyens en reconnaissant le rôle important de l'industrie en tant que catalyseur et promoteur de la culture publique et du plaisir en réalisant les pièces de mobilier.
Le collectif se dissout en 1987 reconnaissant qu’ils commençaient à “tourner en rond” dixit George Sowden. Ettore Sottsass est encore plus lucide, refusant que Memphis devienne une formule commerciale ou un style figé : “je ne voulais pas devenir le gourou d’un mouvement qui se caricature lui-même". Le style éclipsait les intentions.
Mais son impact reste fort : le collectif a ouvert la voie à la liberté formelle dans le design. Il a démontré que le travail en groupe pouvait produire une identité esthétique forte, sans être uniforme. En bref, Memphis était une utopie collective matérialisée : un espace où le design devenait un terrain de jeu partagé, critique, et hautement expressif. Fort de cette aventure, chaque designer se tourne vers sa carrière et ses projets, contribue à d’autres groupes ou s'investit dans l’enseignement pour à son tour insuffler ce vent de liberté et de pensée en rupture des modèles.
Memphis voulait déformer le monde et non le changer… en ce sens c’est réussi !
Et si on reprenait les attributs d’un groupe tel que Memphis aujourd’hui : qui pour composer le collectif ? Avec qui en capitaine ? Et pour changer quoi ?
J’attends vos propositions en commentaires 👀.
Pour aller plus loin
Un article du Centre Pompidou qui reprend la genèse des mouvement radicaux italiens d’Alchimia à Memphis.
La collection Memphis Milano toujours éditée pour plonger dans leur univers.
La vente aux enchères pour chiner une céramique radicale de Sottsass, Sowden ou Du Pasquier.
Une rencontre radiophonique avec Constance Rubini, commissaire de l'exposition "Memphis - Plastic Field", au Musée des Arts décoratifs de Bordeaux en 2019 qui revient sur l’histoire de Memphis.
Une vie, une oeuvre, celle d’Ettore Sottsass à écouter.
Le recueil de dessins de Nathalie Du Pasquier, qui illustre aujourd’hui l’effervescence pop de la période Memphis. Ou parcourez son
sitecarnet de croquis en ligne.Des objets Memphis racontés à la sauce Punktional : la lampe Tahiti, la bibliothèque Carlton, les céramiques de Nathalie du Pasquier & George Sowden, la lampe Super de Martine Bedin
# ALÉATOIRE
Sélection maison de choses vues, lues et entendues
🌳 Se mettre au vert et au jaune. La couleur de la signalétique de la Biennale d’architecture et du paysage qui vous guidera d’une exposition à l’autre au abord du château de Versailles : au Potager du Roi pour parcourir la table imaginée par le studio 5•5, puis à l’ École nationale supérieure d’architecture de Versailles pour une plongée dans un monde +4°C. Plus d’infos ici.
⛺️ Un beau brevet d’invention. A l’occasion des 20 ans de la tente 2Seconds, Decathlon a ressorti ce document interne ; et l’ingénieur, Benjamin Mettavant raconte comment il l’a écrit pour anticiper toute tentative de copie.
📀 Toutes les belles histoires ont une fin. C’est ce qu’explique le designer Axel Chay qui a pris la décision d’arrêter de produire sa lampe iconique, vu et revu, Modulation… pour laisser la place à un nouveau tube ?