👀 Pourquoi le bio (design) c’est bon ?
Mon objet d’attention est cette collection d’appareils photo.
Prendre des photos est un geste qu’on fait machinalement des dizaines de fois par jour, tant les smartphones ont démocratisé l’usage en embarquant une application d’appareil photo. Les fabricants de smartphone en font un argument principal de vente. Les derniers modèles sont construits autour de cet objet à l’image de l’iPhone 16 qui a un bouton de commande dédié pour déclencher une prise de vue. Comme sur un “vrai” appareil photo.
Je fais partie de ces personnes qui sans être experte ou puriste d’une marque, continuent de trimballer un appareil photo, de chiner des appareils argentiques (qui prennent la poussière plus qu’ils ne voient la lumière) et de lorgner sur les nouveaux modèles.
La présentation récente du modèle Sigma BF à la forme radicale, m’a fait me plonger dans les plus illustres ou iconiques d’entre eux et chercher s’il y en a des designers à leurs origines, et qui sont-ils. Est-ce qu’un instrument d’une grande complexité technique peut passer entre les mains d’un designer ? Est-ce qu’ils se contentent comme Raymond Loewy ou Roger Tallon d’un coup de crayon pour styliser la coque extérieure ?
Mes recherches me conduisent au designer allemand le plus loufoque qui soit, Luigi Colani et ses appareils photos reflex pour la société japonaise Canon. Sous ses airs de charlatan provocateur, il porte une vraie vision pour le design, qui dépasse le simple coup de crayon. Une vision qu’il va appliquer au très technologique appareil photo reflex, au point de révolutionner son marché.
Direction le pays du Soleil Levant ! Quand la vision d’un monde rond rencontre le minimalisme strict japonais et déclenche les passions.
🍝 LE DIGEST
Designer avec vision
“Cette Terre est ronde. Tous les corps célestes sont ronds, ils se déplacent tous en cercles ou en orbites elliptiques. Pourquoi devrais-je rejoindre la masse qui veut tout faire anguleux ?” argue le créateur allemand Luigi Colani, dès les années 70. Il n’aime ni les coins, ni les arêtes et invente un monde rond. Sous ses coups de crayons et cordons de soudures, motos, avions, chaises ou verres à bière ne sont que rondeurs et courbes aérodynamiques, exprimant avec force sa philosophie fondamentale : “Les lignes droites n'ont pas le droit d'exister.” L'arête vive disparaît au profit d’une certaine douceur conçue pour que l’air y glisse efficacement.
Ses œuvres ne font pas toujours dans la subtilité. Jugez plutôt : il transforme une Lamborghini Miura, considérée comme la première supercar de l’histoire et dessinée par Marcello Gandini, en la sciant en deux. Il conserve l’arrière et jette l’avant, remplacée par une pièce tout en fibre de verre ; tout ça pour améliorer son aérodynamisme, ses performances et correspondre à sa vision toute en rondeur. Il réitère avec le camion Truck 2001, basé sur un châssis Mercedes et dans le but de réduire drastiquement sa prise au vent. À l’époque, l’industrie en rit mais très vite, elle se rendra compte des bénéfices du concept du Colani et s’en inspirera fortement.


Inspiré de la nature et de la morphologie des oiseaux et des poissons, ce “ bio design” sculptural, spectaculaire et provocateur est en opposition profonde avec le fonctionnalisme hérité du Bauhaus et lui vaut railleries et noms d’oiseaux : bouffon, grande gueule, délinquant ou charlatan. C’est au Japon que sa vision décalée et ce vocabulaire inspiré des formes organiques vont trouver un écho et une réalité industrielle.
Quand le bio design de Luigi Colani rencontre la photographie
Au début des années quatre-vingt, la société japonaise Canon demande à Luigi Colani de travailler sur le design d’appareils photo et caméras du futur. Est-ce pour rivaliser avec son concurrent allemand Leica, qu’elle choisit un designer allemand ? Qui plus est, et pour s’assurer de se différencier, celui avec une vision totalement barrée et une capacité à sortir du cadre quel que soit le sujet ?
Les quatre modèles proposés développent, comme toutes les créations de Luigi Colani, un design organique s’inspirant de la nature, de l’observation du monde animal et de la morphologie humaine.



La caméra reflex amphibie F.R.O.G. (grenouille), si elle fait penser à l’aérodynamisme d’un sous-marin futuriste, évoque directement l’animal du même nom. Outre sa couleur verte, les deux protubérances de chaque côté du boîtier s’étirent à l’arrière en deux poignées semblables aux pattes de l’animal et sont coiffées à l’avant par deux éclairages intégrés, sorte d’œil lumineux de part et d’autre de l’objectif. Les formes rondes et compactes des appareils photo Hypro, CB 10, Homic ou de la caméra pour débutant, nommée de manière assez politiquement incorrecte, Lady se rapprochent quant à elles de celles de la main. Luigi Colani se “bat pour concevoir des lignes qui révèlent l’empreinte du corps humain sur l’objet. Et dans la photo la prise en main de l’appareil est primordiale”.
Tous ces modèles resteront à l’état de prototypes. Comme les “concept cars” dans l’automobile, ils permettent d’oser et de tester des choses radicalement différentes avant d’envisager le design de nouveaux appareils voués à être fabriqués et commercialisés.
Et l’intervention de Luigi Colani marque tellement Canon que l’entreprise japonaise lui demande de plancher sur le nouvel appareil reflex de la gamme professionnelle. Celui qu’on surnomme au Japon “le Léonard de Vinci du design industriel” ne va pas être en reste et bousculer les codes.
Créer un nouveau standard en sortant du cadre
Pour la première fois, Canon fait appel à un designer extérieur à la société pour concevoir l’un de ses appareils photos professionnels, le T90, en collaboration avec ses propres designers. Avant le T90, les appareils photo professionnels les plus courants étaient aux contours nets et enveloppaient les composants internes ; ils ressemblaient à de petites boîtes métalliques sur lesquelles se vissaient un objectif.
Fantasque mais plein de bon sens, Luigi Colani a une vision très claire de son intention créative : “un appareil photo est un élément intermédiaire entre la main et l'œil, et il doit être ergonomique des deux côtés !” Il confie également qu’il lui a fallu deux ans pour expliquer cela à Canon. Et cette vision prend la forme d’une coque ergonomique asymétrique qui épouse parfaitement la forme de la main droite. Une molette de commande, située derrière le déclencheur et accessible à l'index droit, permet de régler la plupart des paramètres de l'appareil. Ainsi, le T90 devient une machine au service de l'homme, et non l'inverse : on peut l'utiliser les yeux fermés et d'une seule main. Il séduit ainsi jusqu’aux photojournalistes qui prennent des photos dans des situations difficiles.
Ces nouvelles formes sinueuses et organiques sont obtenues grâce à un changement de matériau. Au lieu du métal, Colani opte pour une matière plastique, le polycarbonate. La poignée droite n’est plus plate et cela permet au photographe d'avoir une prise ferme en toutes circonstances. La plasticité des matériaux et l'introduction de nouvelles technologies ont permis à Colani d'insérer un petit écran LCD affichant les principales indications sur le côté droit de l'appareil.
Le designer, que beaucoup prennent pour fou avec son monde tout rond, définit ici ce qui deviendra un standard pour la conception des appareils photo reflex. Cette coque toute en rondeurs, à l’ergonomie hyper optimisée, a ensuite été déclinée par Canon dans sa gamme EOS et par les concurrents. Et presque 40 ans après, les reflex professionnels actuels sont toujours basés sur la forme de Colani.
On ne le répètera jamais que designer avec une vision, une intention forte est la clé pour créer un produit qui apporte quelque chose de vraiment novateur et durable. Encore faut-il que les marques veuillent s’ouvrir à des designers qui osent. La collaboration grand groupe et designer est ici indispensable.
Se démarquer pour innover et séduire les usagers, c’est finalement ce que propose Sigma avec le modèle BF radicalement simple, à l’opposé des appareils photos actuellement sur le marché : une conception monocoque hyper épurée sans viseur, exit aussi la molette héritée de l’argentique.
Est-ce qu’il va faire date dans l’histoire de la photographie ou simplement être cet accessoire de style et bel outil pour créer du contenu ?
C’est osé, c’est indéniable. Il semble aussi bien moins ergonomique qu’un Canon T90. Mais c’est sans doute plus en lien avec ce que peuvent rechercher les passionnés de photo, non professionnels. Un appareil bel objet, moins technique qu’un reflex mais plus qu’un iPhone, et qu’on est heureux de sortir de son sac.
En bref
Le design des appareils photo est devenu central dans leur usage et leur évolution, allant au-delà de la simple esthétique pour devenir un levier d’innovation technique, ergonomique et culturelle. Le designer Luigi Colani a profondément marqué cet univers avec sa vision du "bio design".
Luigi Colani a révolutionné le design des appareils photo reflex en collaboration avec Canon, en imposant des formes ergonomiques, asymétriques et arrondies, pensées pour épouser la main humaine. Son travail sur le Canon T90 a posé les bases du design moderne des reflex.
Le design visionnaire comme moteur d'innovation : qu’il s’agisse des prototypes expérimentaux de Colani ou Canon T90, ces démarches montrent qu’un design fort, audacieux et cohérent peut redéfinir les standards et séduire par sa capacité à sortir du cadre.
Pour aller plus loin
Le portrait du prolifique designer Luigi Colani à visionner dans les archives de l’INA
Son interview où il explique qu’il n’est pas designer mais un philosophe 3D
La collection d’appareils photos du futur pour Canon de Colani à parcourir au Centre Pompidou
Les appareils photos de designers industriels, le Purma Special de Raymond Loewy et le Focasport de Roger Tallon et tous ceux qui ont marqué l’histoire selon le magazine Domus
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